• Sondage : les Tunisiens, le religieux et le politique

    Un récent sondage Sigma décrit le rapport du Tunisien au religieux et au politique. S'y dessine notamment une société passablement sécularisée, mais qui a à composer avec l'image fantasmée qu'elle se fait d'elle-même. Commentaires.

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     (Somâa. Minaret de la mosquée as-Salam et flanc gauche de la mairie.)

    Webmanagercenter.com vient de publier les résultats d'un sondage effectué par Sigma Conseil, un sondage sur le rapport du Tunisien à la religion et à la politique. D'emblée, donc, le sujet semble intéressant.

    Voici le lien vers l'article : http://www.webmanagercenter.com/management/article-106194-les-tunisiens-sont-assez-tolerants-en-religion-selon-un-sondage-de-sigma 

    J'aurais quelques commentaires à faire. D'abord, il faut avoir à l'esprit que la fiabilité de ces sondages d'opinion n'est jamais assurée. Même dans les pays développés, où l'on dispose à la fois des moyens matériels, de chiffres statistiques fiables (émanant d'institutions publiques, comme l'INSEE en France), d'une méthodologie éprouvée, et d'un grand nombre de contre-pouvoirs (qui forcent à la vigilance), on a déjà vu s'affronter deux instituts de sondage sur le même sujet, avec, en toile de fond, des obédiences politiques différentes... Donc, prudence.

    Je vais néanmoins supposer qu'il est fiable. Et poster en bleu les commentaires que m'inspirera tel ou tel résultat. On y va (en parme, l'article ; en noir, mes commentaires) :

    Les Tunisiens sont assez tolérants en religion, selon un sondage de SIGMA

    • Selon un sondage récent de Sigma Conseil, réalisé sur un échantillon de 800 personnes, du 5 au 11 mai 2011, il s’avère que les Tunisiens sont plutôt tolérants en matière religieuse. Ce qui n’est pas étonnant malgré les diversions qu’on connaît ces temps-ci. Ils sont trois sur quatre à considérer que les non-musulmans doivent avoir les mêmes droits que les musulmans à n’importe quel endroit du monde.

      "Assez", "plutôt"... 25 % de Tunisiens qui pensent qu'il est juste d'instituer une différence de droit entre musulmans et non-musulmans, ça me semble quand même beaucoup, ou alors ce sont les adverbes choisis qui sont trop faibles. L'auteur de l'article a préféré voir les choses du bon côté, en insistant sur les 75 % qui accepte le principe d'égalité, sans distinction d'appartenance religieuse. Soit. Mais, à mon sens, c'est quand même feindre qu'il n'est pas inquiétant qu'ils ne soient que 75 %. Bon... il y a encore du travail à faire, visiblement, mais les principes ne sont-ils pas faits pour être rabâchés ? oui, donc, à une Tunisie où tous seraient égaux en droits, sans distinction de sexe, de race ou d'appartenance religieuse.

      Concernant la pratique religieuse, le résultat du sondage indique que près de la moitié des interviewées femmes affirme n’avoir jamais été à la mosquée pour la prière, contre plus du quart des interviewés hommes. 

      Exemple de résultat biaisé : la mosquée est avant tout un espace masculin ; il est normal que les femmes s'y rendent moins. Ne pas préciser ce fait, c'est limite malhonnête de la part du sondeur.

      87% d’entre eux considèrent que les pratiques religieuses constituent une affaire personnelle et ne doivent être en aucun cas imposées.

      Voilà un fait plutôt rassurant. Une société qui conçoit la croyance et la pratique qui lui est associée comme appartienant à la sphère du privé ("affaire personnelle") est une société sécularisée ou en voie de sécularisation. Le chiffre de 87 % est particulièrement élevé.

      En ce qui concerne l’usage des lieux de culte pour des fins politiques, 70% des sondés sont contre.

      Autre fait rassurant. Il aurait été intéressant d'affiner ce résultat, en classant les résultats par obédience politique des sondés : quel pourcentage de sympathisants islamistes sont contre ? combien parmi les nationalistes ? les communistes ? etc.

      Une femme chef de gouvernement?

      Pour ce qui est de l’inspiration de la chariâa dans la promulgation des lois, ils sont 70% à affirmer que les gouvernements doivent légiférer en Tunisie en se référant à un droit civil où la Chariâa pourrait être appliquée sur certains sujets, 

      "Certains sujets" : lesquels, à part la question de l'héritage, en décalage flagrant avec la conformation actuelle de la société tunisienne ? Alors que les parents éduquent leur fils et leur fille de la même manière, dépensant autant pour les nourrir, les vêtir, les soigner, les éduquer, le fils hérite à leur mort de deux parts, et sa soeur d'une seule. Ajoutons à cela que dans la plupart des foyers et l'homme et la femme travaillent : l'homme n'est plus soutien de famille dans la plupart des cas. Il y a même des cas, qui ne sont pas toujours rares, où seule la femme travaille. Bref : l'islam est fondé essentiellement sur l'idée d'équité, il serait temps d'interpréter les textes dans ce sens, plutôt que de recopier bêtement une jurisprudence qui était pertinente à une autre époque, mais qui, aujourd'hui, manifestement, ne l'est plus.

      et sont 92,3% à rejeter un droit basé uniquement sur la Chariâa.

      Je serais prêt à parier que même parmi les 7,7 % qui y croient, beaucoup changeraient d'avis après un séjour d'un ou deux mois dans un pays où ce qu'on appelle la sharî'a est appliquée. 

      Nb : Je précise "ce qu'on appelle la sharî'a", parce qu'il n'y a pas une mais des sharî'a, existantes ou possibles. La racine SH R ' (ش ر ع) désigne un mouvement, le fait d'aller vers, s'engager dans (d'où شارع, "avenue"), bref : tout le contraire du statique. On est dans le dynamique. Parce qu'idéalement, l'effort d'interprétation (اجتهاد) doit être continu, et solliciter l'intelligence du musulman (sa capacité à ressaisir le monde ici et maintenant), intelligence qui est orientée par son coeur (sa foi en Dieu et dans les principes directeurs de l'islam). Dans les faits, si quelques penseurs musulmans assument ou ont assumé cette lourde responsabilité (Abdul Karim Sorouch, Mohammed Arkoun, Fazlur Rahman, Amin al-Khuli, Muhammad Khalafallah, Nasr Hamid Abu Zayd, etc.), la plupart des sheikhs ne font que répéter bêtement ce que d'autres sheikhs avant eux avaient écrit intelligemment, au Moyen Age. Or les travaux des premiers sont surtout connus d'un petit cercle d'intellectuels, tandis que les seconds déblatèrent en prime time sur des chaînes satellitaire spécialisées qui touchent des millions de foyers.

      D’un autre côté, les interviewés sont majoritairement opposés à la polygamie (75,1%) contre 24,9% qui sont favorables (16,7% des femmes et 32,3% des hommes).

      Le chiffre qui me laisse perplexe, c'est celui de 16,7 %. Il faudrait pouvoir creuser la question. Les Tunisiennes sont très attachées à leurs droits ; si ce chiffre est fiable, il faudrait pouvoir expliquer au nom de quoi une femme sur six serait prête à abandonner un statut que lui envient des millions de musulmanes à travers le monde. Etrange.

      Le chiffre de 32,3 %, bien qu'il me semble excessif, m'étonne beaucoup moins. Il faudrait aussi creuser la question, et interroger autant des sociologues que des psychologues. Je ne m'étonnerais, par exemple, qu'il s'agisse d'un pur fantasme de mâles dont le statut a été mis à mal par la modernité (il n'y a plus de place pour "si es-sayyed" dans la société moderne, pour dire les choses de manière plus triviale). Désir de revanche, nostalgie d'un temps qu'ils n'ont jamais connu ? C'est possible. Ignorance ? C'est à peu près sûr. Assumer plusieurs épouses n'est pas donné au premier venu. Quand on voit ce que coûte un simple mariage aujourd'hui, on a envie de rire quand on voit que près de 33 % des hommes (parmi lesquels combien de chômeurs ?) se voient assumer deux, trois voire quatre foyers... Dans Histoires de familles. Mariages, répudiations et vie quotidienne Tunis (1875-1930) [Editions Script, Tunis, 1999], la sociologue tunisienne Leïla Nlili Temime rappelle notamment que le phénomène de la polygamie n'a jamais représenté qu'environ 10 % de la population entre la fin du XIXe et le début du XXe, et qu'il ne concernait, de fait, que les classes privilégiées.

      Selon le sondage SIGMA Conseil, les avis sont partagés à part égale concernant le leadership féminin, puisque 50% des sondés affirment ne voir aucun inconvénient qu’une femme soit chef du gouvernement, contre 50% qui sont d’avis contraire.

      50 / 50 ? Toutes les femmes sont pour et tous les hommes sont contre ?  Même si la tentation d'ironiser était grande, il va de soi que la réalité est certainement moins manichéenne. Encore une fois, des chiffres plus précis, qui permettent une analyse en termes de sexe, de tranche d'âge, de niveau d'éducation, d'obédience politique, etc., seraient bien plus instructifs.

      Souci économique…

      Par ailleurs, les interviewés ont été interrogés sur leur affinité avec certains pays. Les résultats montrent un rejet total d’Israël, une empathie négative vis-à-vis des Etats-Unis d’Amérique et de la Grande Bretagne, une sympathie avec l’Egypte et une empathie relativement positive vis-à-vis de la France et de l’Italie.

      On s'y attendait.

      Concernant les actions que le gouvernement doit entreprendre pour le pays, et qui ont été listées dans le sondage, la priorité est accordée à la gestion de l’économie, la fourniture de soins gratuits, de pensions et aides financière aux personnes modestes

      Que le souci des pauvres viennent en 2e position après le souci de soi (car c'est bien ce qu'il faut comprendre par "la gestion de l'économie") montre que le Tunisie est quelqu'un de généreux (il le prouve tous les jours dans le Sud), que malgré la mascarade du 26 26, malgré des années de racket organisé au plus niveau de l'Etat, le Tunisien a toujours envie de donner. Il est vrai que maintenant il le fait de manière libre, et que demain il exercera son pouvoir de contrôle sur l'utilisation qui sera faite des deniers publics.

      , la réduction de la corruption dans le gouvernement, etc. On considère aussi comme important de protéger les droits de chrétiens, 

      C'est le genre de détail qui me fait douter des intentions du sondeur : ça ressemble à une question politiquement correcte dans l'optique dont on espère que la réponse plaira au public occidental. En effet, la poignée de chrétiens qui existe en Tunisie (quelques vieux Italiens jamais partis, des épouses de Tunisiens, des coopérants de passage, des Tunisiens convertis) a pu souffir du régime policier de Ben Ali (quasi-unqiuement les néo-convertis, fichés et harcelés, les autres étant protégés par leur statut d'Occidentaux), mais guère plus, au fond, que les autres Tunisiens, qui sont musulmans sunnites de rite malékite à 99 %.

      d’augmenter les droits des femmes pour avoir accès à l’éducation et avoir des droits égaux à ceux de l’homme.

      Ce fait aussi est rassurant. On nous a rabattu les oreilles avec le "statut exceptionnel de la femme tunisienne dans le monde musulman", alors que, d'une part, l'égalité est loin d'être totale sur le plan juridique, et que, d'autre part, il existe de graves discriminations dans le monde professionnel. Je songe notamment aux emplois tout en bas de l'échelle (ouvrières du textile, femmes de ménage, etc.) où les femmes sans qualification sont exploitées de manière éhontée.

      Pour les intentions de vote, le mouvement Ennahdha est en tête de liste avec 30,0%, suivi de près par le PDP (29,2%), arrivent très loin le FDLT (11,2%) et le POCT (9,2%).

      Si cette estimation est fiable, on aura effectivement un gouvernement modéré, la proportionnelle favorisant les petites formations, et le jeu des alliances devant limiter la marge de manoeuvre d'Ennahdha (à supposer que le parti islamiste soit autre chose qu'un parti démocrate-conservateur, ce qui reste à prouver).

       


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